Particulièrement sensible en France, l’argent est un tabou que certaines entreprises commencent timidement à lever. Aujourd’hui, seules 8 % des structures françaises partagent leurs grilles salariales en interne… contre 12 % en Allemagne et 15 % au Royaume-Uni. Pourtant, face au rejet grandissant de l’opacité sur ce sujet de la part des talents, la transparence semble devenir une option à prendre en considération. D’autant plus qu’elle constitue le premier levier de réduction des disparités liées au genre, à l’origine ethnique ou au handicap. Vous hésitez encore à faire le grand saut ? Samuel Durand, conférencier sur le futur du travail et auteur de Work In Progress (Eyrolles, 2022), vous partage son analyse et ses conseils dans la mise en place d’une démarche de transparence des salaires.
Quels sont les bénéfices insoupçonnés de la transparence des salaires, d’après toi ?
Les principaux bénéfices de cette approche ne sont un secret pour personne : égalité, motivation… En revanche, ce que l’on perçoit moins de l’extérieur, c’est que cette démarche est un premier pas vers une transparence plus globale. Elle encourage un climat de confiance et réveille une culture de l’écrit. C’est rarement un engagement de façade, pris à la légère. J’ai eu la chance de rencontrer l’entreprise Buffer, pionnière de la démarche, et c’est frappant de voir la manière dont ils ont progressivement développé une VRAIE culture de la bienveillance, de la curiosité, de la transparence totale. Et à quel point cela attire les bons candidats. Ce que l’on remarque, chez eux comme chez ceux qui se lancent, c’est que cette approche s’inscrit toujours dans une volonté de créer une entreprise profondément plus vertueuse. Et ça à l’air de fonctionner.
Tu parles d’attractivité. Est-ce que, demain, ce sera un avantage concurrentiel d’être une entreprise transparente sur le sujet des salaires ?
Oui, sans doute ! Les candidats le constatent encore aujourd’hui : beaucoup d’entreprises sont très obscures sur la façon dont elles vont rémunérer le travail. Or, être capable de se projeter sur le salaire auquel on peut prétendre dès le départ, puis au fil de sa carrière, permet de jouer carte sur table. Non seulement, ces entreprises attirent plus de candidatures et ont donc plus de choix, mais elles gagnent aussi du temps : si le candidat postule, c’est qu’il est en accord avec le salaire proposé, et sensible à ce nouveau type d’approche. Au fond, peu importe le poste, l’âge, le niveau d’expérience… tout le monde a envie d’équité, n’est-ce pas ?
Mais alors, comment font ces entreprises pour récompenser la performance individuelle ?
Il y a trois possibilités : appliquer une politique de bonus sur objectifs (évidemment transparents et communiqués en amont, eux aussi), récompenser par d’autres leviers (reconnaissances, avantages divers) ou ne pas récompenser la performance individuelle tout court. Et cette dernière option est souvent choisie par ces entreprises, qui partent du principe qu’il n’y a pas à valoriser le surinvestissement et la surperformance comme on le fait ailleurs. Il faut savoir que l’argent n’est pas toujours le levier de motivation numéro 1. Mais en toute honnêteté, c’est d’autant plus facile que, très souvent, ces entreprises qui pratiquent la transparence des salaires proposent déjà des salaires légèrement au-dessus du marché.
Est-ce que cette démarche est réservée aux entreprises de la tech ou qui surperforment ? Des sociétés plus traditionnelles peuvent-elles se lancer aussi ?
On ne va pas se mentir : la transparence des salaires reste plus attractive quand on peut se permettre de bien payer ses collaborateurs. Je ne connais aucune boîte qui propose des salaires sous les prix du marché et qui les affiche publiquement. Par ailleurs, il faut aussi être conscient que plus une entreprise est grande et ancienne, plus les différences de salaires sont importantes. La grille peut y être très large, peu lisible, extrêmement complexe… C’est un vrai challenge de tout revoir. Alors oui, c’est rare que des entreprises plus « traditionnelles » se lancent, mais ce n’est pas impossible.
Justement, comment on gère ces presque inévitables différences de salaire ?
Avec des pincettes ! En France, les salaires ne peuvent pas être baissés, donc la seule solution est d’ajuster les salaires les plus faibles sur les salaires les plus élevés. Ce qui représente un coût non négligeable pour l’entreprise. Et il faut aussi accepter d’annoncer à des collaborateurs qu’ils ont été sous-payés pendant des années. Certains se sentiront trahis et partiront. La transparence est une démarche qui demande beaucoup de pédagogie.
Est-ce qu’il y a d’autres points d’attention à garder à l'œil ?
Il faut avant tout que tout le monde soit aligné sur ce que représente le salaire. À savoir, pas nécessairement le temps passé dans l’entreprise, mais la valeur créée par le poste. Sans compter qu’on ne peut pas faire dans la demi-mesure : partager les salaires tout en restant flou sur les critères utilisés au sein de cette grille. Ce serait contre-productif. Cela signifie qu’il faut être clair sur les compétences attendues, les questions d’ancienneté, le niveau de responsabilité, le statut du salarié… Et il faut aussi être prêt à expérimenter, se tromper, recommencer. Je connais des entreprises qui ont, par exemple, proposé à leurs collaborateurs d’auto-déterminer leur position sur la grille… et qui reviennent en arrière, suite à des abus. Même des boîtes exemplaires comme Buffer affinent leur démarche et leur méthode de calcul chaque année. Bref, il faut un peu de temps pour trouver sa secret sauce ! |
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